Extrait de “Techniques pianistiques – L’évolution de la technique pianistique” éditions Leduc.  Gerd Kaemper 

Une nouvelle science : la technologie pianistique

Les technologues :

L’année 1885 peut être considérée comme la date de naissance de la technologie moderne du piano. Cette année est marquée par la parution d’un ouvrage de Horace Clark-Steiniger  dans lequel l’auteur soumet l’explication des mouvements du pianiste aux lois de la physiologie :

Die Lehre des einheitlichen Kunstmittels beim Klavierspiel.

Comme Amy Fay, Elisabeth Caland, Klose, Ehrenfechter, Walker et Söchtinf, il fut l’élève de Ludwig Deppe, véritable fondateur de la technologie pianistique. « Les pianistes d’aujourd’hui et de toujours devront reconnaître leur dette envers ce grand maître et professeur qui a découvert et enseigné tout ce que les champions modernes de la décontraction et du poids ont préconisé » (Fielden). Ludwig Deppe n’était pourtant pas pianiste mais chef d’orchestre et n’a laissé aucune présentation cohérente de son système. Parmi ces technologues, d’ailleurs, il y a bon nombre de médecins, physiologistes ou physiciens.

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Elisabeth Caland

En 1897, Elisabeth Caland, à qui l’on doit le plus grand nombre d’ouvrages, fait paraître Le jeu du piano selon Deppe. Dans ses livres suivants, elle mêle des idées personnelles telles que l’abaissement volontaire de l’omoplate, source nouvelle de force.

Le nouvel esprit se manifeste en Angleterre avec Matthay, en France avec Tasset et Marie Jaëll.

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Marie Jaëll

La seconde vague de publication commence vers 1905 avec Townsend, Bandmann, Scharwenka, Blanche Selva, Bosquet, Fielden. A partir des années 1921-1925 paraissent les derniers ouvrages de Kreutzer, Tetzel, Brugnoli, Ortmann, E.Bach, Leimer, Casella, Varro.

Ils n’attaquent plus les anciens mais leurs prédécesseurs modernes en tâchant de réintroduire la notion de mouvements actifs des doigts. 50 ans après les débuts de 1885, les théoriciens piétinent, se répètent ou alors mettent l’accent sur la représentation intérieure ou l’approche psychologique.

Leurs théories  :

  • utilisation du bras entier depuis les épaules,
  • conception de la technique comme système de mouvements,
  • explication des mouvements par la force de l’élan et de la pesanteur.

« Ce n’est pas avec les doigts que l’on joue du piano, mais avec les bras et les épaules » (E.Bach). Après le bras entier, les épaules et l’appui de tout le buste deviennent sources de force dans le jeu du piano. Une seconde idée nouvelle se fait jour : la technique considérée en tant que système de mouvements.

« Nulle part immobilité et rigidité, partout un mouvement incessant et continu » (Steinhausen). La participation de savants devient indispensable : ils introduisent l’idée fondamentale que les mouvements ne sont pas le résultat des seules contractions musculaires, mais que c’est la pesanteur la cause essentielle, que c’est l’élan qui leur donne leur arrondi, leur fluidité. C’est l’introduction des principes de pesanteur, d’impulsion et de rotation. Ce qui est nouveau, ce n’est pas le jeu du piano, c’est la manière de le comprendre.

« Tous les grands artistes avaient toujours pratiqué la chute libre sans s’en être rendu compte » (Söchting). Ce fut en observant de grands artistes comme Tausig et Rubinstein que Deppe eut l’idée de la chute libre : « Utilisez le poids toujours, ne frappez pas, mais laissez tomber les doigts ! ».

La technologie se présente alors comme la théorie de la technique universelle.

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L’évolution de la technique pianistique

Leurs méthodes :

Grâce au développement de la cinématographie, la technologie se servit du ralenti : les secrets de la technique du piano révélés par le film (Louta Nouneberg). On mesura aussi le poids de chaque doigt (petit doigt : 15,5 g, index : 25 g etc.). « Ces chiffres démontrent clairement que même le poids du doigt le plus lourd ne suffirait pas à obtenir un son ». (Tetzel), ou encore on fit des photos en pose dans l’obscurité pour fixer les courbes du poignet auquel on avait attaché une ampoule électrique.

Par une série de déductions mathématiques, Tetzel donne la preuve irréfutable que le « mouvement du marteau ne permet qu’une seule variation, celle de la vitesse. Par conséquent, si la force de l’attaque reste la même, la manière de toucher ne saurait modifier le timbre du son ». La technologie pianistique n’aurait pu se former sans l’aide de deux sciences auxiliaires, la mécanique et la physiologie. « Les mouvements pianistiques ne diffèrent en rien des autres mouvements et obéissent aux mêmes lois » (Steinhausen).

Discussions et divergences sur les bases techniques :

” On ne recherche plus la force musculaire, mais l’adresse à se servir de celle que l’on possède » (Scharwenka). Au travail de force, on oppose le mécanisme de précision aux mouvements aisés et efficaces, habiles et coordonnés. Si les muscles sont bien détendus, l’articulation ne peut être que souple : « Vouloir isoler et assouplir une articulation, voilà qui est aussi sot que nuisible » (Breithaupt). Le relâchement des muscles étant un acte mental, ce ne sont certainement pas les exercices de gammes d’octaves qui peuvent le procurer. « Et rien ne sert de tirer ou de plier le malheureux poignet : le responsable, c’est le cerveau » (Steinhausen).

« Toute l’ardeur du pianiste débutant à développer ses muscles par des exercices gymnastiques ne le mène à rien. Il lui faut commencer par apprendre à faire travailler son esprit. Même s’il acquiert des muscles forts ou des articulations plus mobiles qu’un pianiste expérimenté, ce qui lui manquera, c’est la coordination des influx nerveux dans le cerveau, la possession psychique de la technique, la somme des expériences psycho-physiques enregistrées et les automatismes mentalement assimilés » (Steinhausen).

L’anatomie. Presque tous les traités modernes sur la technique du piano contiennent une partie sur l’anatomie. Ce sont justement les deux seuls médecins professionnels, Ritschl et Steinhausen, qui qualifient ces connaissances d’inutiles et même gênantes.

« Gardons au corps sa liberté et sa spontanéité, épargnons au professeur et à l’étudiant le poids d’un bagage inutile » (Steinhausen).

Le conscient et l’inconscient. D’autres notions inutiles et même nuisibles sont celles qui viennent du désir de rendre conscientes ces parties du mouvement qui, de par leur nature, doivent rester inconscientes, les sensations de contrôle et les réflexes.

« Seuls restent constamment conscients le but du mouvement, sa raison, sa finalité » (Steinhausen). « L’organisme humain s’adapte avec une si grande facilité qu’il trouve son chemin presque inconsciemment, guidé par la seule volonté » (Ritschl).

Une technique totalement inconsciente n’existe pas, et aussi impossible est la prise de conscience de tous les mouvements et sensations. Les savants nous invitent à reconnaître l’importance des deux, à fonder notre travail sur la partie contrôlable et à faire confiance pour tout le reste à la perfection innée qui caractérise notre organisme.

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Dégagement progressif des nouveaux principes :

Afin d’être naturel, le mouvement ne doit pas aller à l’encontre des expériences de la vie quotidienne. Par exemple, l’articulation ample des doigts, en les haussant à outrance : « cette articulation de style marteau contredit tout ce que nous avons l’habitude de faire avec nos doigts, notamment prendre, saisir et serrer » (Scharwenka). Les mouvements pianistiques ressemblent aux gestes quotidiens au point que les théoriciens se plaisent à s’y référer : la main « glisse » ou « roule », l’avant-bras « frappe », « pousse » et « secoue », et le bras entier, qui « tombe » ou « tourne », nous fait remonter à l’origine de toute action naturelle : la chute.

La chute libre. « Je soulève le bras tendu de l’élève jusqu’à hauteur d’épaule, sans faire intervenir les muscles dans ce mouvement; puis je retire le soutien de ma main, et le bras doit retomber comme mort » (Leimer). Ritschl nie qu’il s’agisse d’une véritable chute : « Car la chute proprement dite présuppose un corps indépendant, et qui n’est attaché à rien ». Si la chute était vraiment libre, « le poids du bras ferait glisser la main du clavier » (Ortmann). Mais au lieu de nous attarder sur ses imperfections, remercions Deppe d’une idée qui portait en germe toute la technologie moderne. La chute libre « ne joue aucun rôle dans la technique du piano, si ce n’est pour intensifier la sensation de détente » (Ortmann).

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La détente : « C’est l’inertie corporelle; la décontraction, qui doit être acquise tout d’abord » (Blanche Selva). « La plupart des gens ignorent la sensation de la passivité, du relâchement et sont obligés de l’apprendre, de s’y accoutumer » (Fay).

La relaxation n’est pas le résultat de l’étude, elle en est la condition initiale. Deppe contrôlait dès le pas de la porte si l’élève n’avait pas oublié l’art de se décontracter.

Et le tout premier geste au piano est la chute libre parce que c’est par elle « que l’on peut acquérir le sens de la relaxation » (Leimer).

Comme seul moyen de juger si leurs élèves jouent avec détente ou raideur, les professeurs ont l’habitude de leur saisir le bras à l’improviste : s’ils sentent dans ce moment le poids mort dans leur main, l’élève était détendu. S’ils se heurtent à une forte résistance, l’élève écrasait. S’ils soulèvent son bras comme une paille, il « flottait ».

La fixation. Par la détente seule, personne ne saurait jouer deux notes de suite. La fixation, ou l’activité musculaire, est le contraire de la détente. Tous les technologues insistent sur l’importance de ne l’étudier qu’ « une fois la détente parfaite obtenue » (Breithaupt). Il ne faut « utiliser que ceux des muscles dont la contraction est indispensable » (Tetzel); ce qui revient à dire « détendre les muscles qui demeurent inactifs pendant le jeu » (Leimer). Non contents de limiter la fixation aux seuls muscles actifs et au minimum nécessaire, les technologues demandent encore qu’elle dure le moins longtemps possible.

« Cette exigence va de soi : que les muscles se détendent immédiatement après l’attaque » (Schubert). Loin de s’exclure l’une l’autre, la fixation et la détente sont les deux composantes inséparables du jeu. L’état fondamental, c’est la détente, « toute tension musculaire doit naître de la détente pour y retourner ensuite » (Schubert).

Le jeu appuyé. D’après Matthay, la chute libre n’est autre chose que le « poids libéré ». Parce que, les muscles détendus, la force de la pesanteur agit librement sur le bras et le fait tomber. Au moment de lâcher le poids, les bras peuvent se trouver haut au-dessus du clavier ou bien au ras des touches. La pesanteur exerce dans les deux cas la même action attractive vers le bas.

Mais les effets sont différents :

– si le bras se trouve haut au-dessus du clavier, il en résulte un choc violent;

– si le bras se trouve déjà sur les touches, il en résulte le jeu appuyé qui consiste en une constante pression passive.

Avec le trac, les mains « flottent » sur le clavier.

Pour prévenir cela, Anton Rubinstein aurait recommandé de « toucher le fond ». « Etudiez tout en ayant un point d’appui, rien en l’air » (Tasset). « Le repos du bras ne correspond pas du tout à l’état relâché du bras mais à un état de fixation légère, très probablement de toutes les articulations » (Ortmann). « La charge du bras se distribue sur tous les muscles, et chacun d’eux doit produire tout juste le minimum de force pour le maintenir » (Steinhausen).

Les théoriciens considèrent le jeu appuyé comme « le moyen le plus commode » (Breithaupt), « assimilable au souffle pour le chant » (Selva), c’est la pose de la voix pour le pianiste.

Matthay explique l’expression « porter le bras » : « Vous pouvez tenir le bras entier grâce à ses muscles élévateurs, le faisant ainsi flotter au-dessus ou sur le clavier ».

On a tendance à croire que la sensibilité la plus fine réside au bout des doigts, mais les théoriciens modernes soutiennent que « ce sont précisément les muscles les plus grands et les plus épais du bras et du dos qui sont capables de la gradation la plus nuancée » (Schubert). Les divers degrés d’appui du poids ont été définis par Tetzel :

  • 1) « charge zéro » — le bras flotte sur les touches;
  • 2) « charge partielle » — les muscles des épaules retiennent une partie du poids bracchial. Elle varie entre la charge minimale et la
  • 3) « charge complète » — qui correspond au jeu appuyé dans sa forme élémentaire;
  • 4) « surcharge » — la charge complète augmentée par une pression active.

En donnant à cette surcharge l’appellation péjorative d’ « écraser », la plupart des professeurs la bannissent du jeu artistique; « seuls sont en question les degrés compris entre la charge zéro et la charge complète » (Steinhausen).

Nous verrons l’importance prépondérante de l’état qu’est le jeu appuyé dans le chapitre « Le transfert du poids ».

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L’élan :

« Je comprends par « geste lancé » l’ensemble du procédé qui, commençant aux épaules, conduit d’une impulsion brève et vigoureuse le bras, la main et les doigts sur les touches » (T.Bandmann). « Nos membres sont faits non pour des mouvements isolés, mais pour les mouvements élastiques issus de l’élan » (Schubert). La chute libre est entièrement passive alors que l’élan est la cause active d’un mouvement qui devient passif par la suite seulement. Le grand avantage de l’élan sur la chute libre, c’est qu’il n’est pas limité à une seule direction, un seul sens. La chute ne connaît qu’une direction (la verticale) et qu’un seul sens (de haut en bas). Breithaupt en distingue trois types fondamentaux qui tous partent de l’épaule :

  • l’impulsion verticale (de haut en bas, et du bas vers le haut);
  • l’impulsion circulaire , « quand le bras décrit, depuis l’épaule, des cercles »;
  • l’impulsion axiale, « quand l’avant-bras ou, suivant le cas, le bras entier tourne ou roule sur son axe longitudinal ».

Nous étudierons la différence entre ces formes, leurs détails, dérivations et combinaison dans la prochaine section. « On se représente doigts, mains, avant bras et bras comme les maillons d’une chaîne…Et comme on sait, une chaîne pendue oscille tout entière même si on ne heurte qu’un seul maillon » (Schubert). Pour apprendre l’élan, on est obligé de s’entraîner dès le premier abord, dans le tempo juste, imposé par la loi mécanique. Mais comment réussir à exécuter tout de suite vite et bien un geste difficile ? « Sans hésiter par l’appréhension d’une fausse note; l’essentiel étant de bien faire le geste que la crainte rendrait défectueux; avec la pratique, la justesse viendra » (Tasset).

La technique, système de mouvements. Liszt avait déjà envisagé un système cohérent : « Liszt veut réduire chaque passage à certaines formules de base desquelles on peut tirer toutes sortes de combinaisons. Une fois qu’on en a trouvé la clef, on peut non seulement exécuter tout avec facilité, mais encore déchiffrer n’importe quelle musique » (Boissier). Mais tandis que le XIXe siècle bâtit ses systèmes sur des formules d’écriture (trille, arpèges, octaves, doubles notes, accords etc.), le XXe siècle se fonde sur les mouvements : sur l’élan du bras et ses trois directions, trois gestes fondamentaux d’où dérivent tous les autres mouvements.

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Les mouvements du bras :

a) L’impulsion verticale et ses dérivations.

Le balancement du bras, « c’est le balancement de haut en bas et de bas en haut du bras prenant appui sur un ou plusieurs doigts » (Bandmann). Les théoriciens conseillent même d’exagérer l’amplitude du mouvement : lorsque les mains s’abaissent, les paumes viennent presque toucher le devant du clavier, et au point le plus haut du mouvement, la main et l’avant-bras forment un angle droit. Par la suite, plus le balancement devient rapide, plus son amplitude diminue, jusqu’à ce que « dans sa perfection, il ne reste de tout le mouvement qu’une légère ondulation de la main et du poignet » (Breithaupt).

Projection-rejet. C’est l’impulsion vers le haut : « comme si le bout du doigt et la touche se rencontraient à la manière de deux corps élastiques produisant choc et rebondissement » (Steinhausen). Quelle que soit la direction de l’élan, il vient d’une impulsion initiale active « qui part toujours de l’épaule » (Breithaupt). La combinaison des deux impulsions forme un seul geste, pour jouer deux accords par exemple : les bras forment un « U » (projection-rejet — temps fort vers un temps faible); ou un « U » renversé (rejet-projection — temps faible vers un temps fort).

Le geste projeté. Il « consiste en une contraction énergique et rapide des muscles après avoir préalablement pris contact avec les touches à enfoncer » (Tetzel). Si le geste projeté est suffisamment brusque, il pousse les membres « jusqu’à ce que bras et avant-bras une ligne droite faisant s’entrechoquer les deux os dans le coude » (Breithaupt). Du même coup, le buste se rejette automatiquement en arrière, tandis que du côté de la main, « le choc est amorti en tenant les doigts verticaux et le poignet haut » (Breithaupt).

Le geste frappé. « C’est l’effet mécanique d’un mouvement de chute activement accéléré » (Tetzel), « la position des doigts est préalablement fixée en l’air et dans la tenue définitive la main frappe l’accord sec et net » (Breithaupt). Dans sa forme pure, on tient « la partie supérieure du bras rapprochée du torse. Le geste lui même consiste à replier et à étirer activement l’avant-bras, la main restant fixée » (Breithaupt).

Vibrato actif. Le geste frappé peut très bien avoir une amplitude minime et très rapide, c’est le vibrato actif, utile dans les passages staccato qui n’exigent pas une grande intensité sonore. Malheureusement, la tension des muscles qui aboutit vite à la fatigue et à la raideur, ne permet de l’employer que dans de courts passages.

Vibrato passif. C’est « secouer » la main. Dans le vibrato actif, le poignet est fixé, de sorte que la main et l’avant-bras forment un levier unique. Pendant le vibrato passif, le poignet reste souple. Avec chaque petit coup actif de l’avant-bras, la main détendue ballotte et les doigts s’étirent, comme chez les petits enfants qui font « au revoir ». Ses applications sont au nombre de trois : les notes répétées (« une position très utile consiste à jouer les notes répétées avec le troisième doigt. Le pouce pressé contre ce doigt, le quatrième et le cinquième doigts refermés » (Ortmann)), le staccato de la main (« c’est toujours l’avant-bras qu’on fait vibrer, au fond » (Breithaupt)) et les octaves du poignet (sa seule limitation est dans la force qui ne saurait dépasser un piano ou un mezzo-forte).

b) L’impulsion circulaire et ses dérivés.

Elle correspond à un mouvement de rotation et consiste à décrire des cercles de rayon plus ou moins grand en l’air. C’est un peu comme si l’on tournait une manivelle.

L’élan latéral. Pour déplacer la main sur le clavier de plusieurs octaves, il y a deux manières opposées : « poser » et « sauter ». Dans le premier cas, la main glisse sur le clavier, les doigts au ras des touches. « Trouvez la note d’abord et jouez-la ensuite » (Matthay). Dans le deuxième cas, l’action est dérivée de l’élan. « Chaque saut doit être exécuté le plus directement possible, en un seul geste » (Breithaupt).

Le geste posé exigeait trois mouvements : lever, glisser et reposer (trois lignes droites). Dans le saut, par contre, « on ne rencontre jamais de lignes droites, toujours le mouvement suit des trajectoires courbes » (Steinhausen). « Tout les mouvements circulaires, sans aucune exception, proviennent de ce que la partie supérieure du bras tourne autour de l’articulation de l’épaule » (Breithaupt). Le geste posé, sûr mais exigeant du temps servira aux déplacements lents, tandis que dans les passages rapides et dangereux, l’élan latéral s’appliquera. Dès que la vitesse des mouvements circulaires augmente, leur diamètre diminue forcément. Tellement minuscules que des générations de théoriciens, de professeurs et même de pianiste les ont ignorés.

Demi-cercles. Pour appliquer le cercle à une formule comme do ré mi fa sol fa mi ré do, « on fait tourner la main par le bas vers le cinquième doigt où on la soulève, et en tournant la partie supérieure du bras, on lui fait faire demi-tour pour la ramener en un mouvement circulaire à son point de départ » (Breithaupt). Comme la figure qu’il sert à exécuter, ce geste se divise en deux parties : – do ré mi fa sol : demi-cercle inférieur, – sol fa mi ré do : demi-cercle supérieur. Car la main ne revient pas par le chemin qu’elle a parcouru en venant.

Les demi-cercles s’imposent automatiquement pour jouer les formules d’écriture qui ne reviennent pas à leur point de départ, mais des figures isolées ou brisées qui s’orientent dans un seul sens. Et si l’on exécute une telle figure, lequel des deux demi-cercles doit-on utiliser ? C’est une question d’instinct mécanique, et sans en discuter davantage les raisons, Breithaupt constate : la droite « procède par des courbes concaves dans des formules ascendantes » et « par courbes convexes dans les formules descendantes », et la gauche fait naturellement le contraire.

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c) L’impulsion axiale et ses dérivations.

Elle consiste à faire tourner les bras sur eux-mêmes, sur leur axe longitudinal, comme si l’on enfonçait une vis. « La main voûtée se meut comme si elle était refermée sur une boule qu’elle ferait rouler d’un côté puis de l’autre » (Steinhausen). Cette fois-ci, « tous les allers et retours (do ré mi fa sol etc.) exécutés par l’avant-bras soumis à la rotation suivent la même trajectoire dans un sens et dans l’autre » (Steinhausen). L’impulsion axiale présente deux possibilités d’application pianistique : la rotation du bras entier et la rotation de l’avant-bras. « La valeur de la rotation du bras entier vient de ce qu’elle est plus forte et moins fatigante » (Breithaupt).

La rotation de l’avant-bras a peu d’amplitude et puisque, d’autre part, la masse mise en jeu est réduite, c’est le mouvement que les théoriciens recommandent dans les passages rapides, nerveux, mais qui exigent peu de force. « La rotation de l’avant-bras l’emporte en vitesse sur tous les autres mouvements » (Steinhausen).

Conclusion. Dans aucun des cours sur le jeu du piano que nous avons pris ou donnés, nous n’avons rencontré un seul geste que l’analyse n’aurait pu ramener à l’un ou l’autre de ces mouvements clef, ou à une de leurs combinaisons. En effet, chacun des gestes élémentaires est susceptible de devenir une des composantes d’un mouvement différent en apparence. « Comme chacun sait, on peut en même temps étendre l’avant-bras vers l’avant et lui faire subir une rotation » (Breithaupt).

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La fonction des doigts :

Les deux extrêmes et leur synthèse. Leimer préconise « l’utilisation de tous les touchers possibles : jeu actif des doigts et jeu par le poids ». Il oppose ainsi deux extrêmes :

  • l’ancien jeu actif des doigts considérés comme des petits marteaux;
  • Leur rôle purement accessoire, en tant que points d’appui pour le poids du bras.

« Le jeu par la seule articulation du doigt est une chimère — outre l’articulation du doigt, il faut toujours faire intervenir la main et le bras » (Matthay). La main enveloppe une balle imaginaire qu’elle roule sur le clavier. « Les doigts ne doivent pas être condamnés à l’inactivité, mais leur activité s’harmonise avec l’élan de l’ensemble » (Steinhausen). Il faut, donc, chercher un juste milieu dans la combinaison des ces deux extrêmes en une seule action harmonieuse. « La technique des doigts et celle du bras se complètent l’une l’autre » (Varro). Tetzel trouve la synthèse : la force vient du bras, la précision du doigt. « C’est aidé du poids du bras que les doigts atteignent leur plus grand degré d’efficacité. A ce moment là ils travaillent avec quelle vitesse, avec quelle précision ! » (Ritschl).

Fermeté du doigt. Un doigt se convertit en objet caoutchouteux et incontrôlable dès que les trois articulations, manquant d’un minimum de fixation, se mettent à bouger.

« Chaque doigt s’abaisse d’un bloc. La première articulation est seule active. Il faut considérer les autres comme a peu près inexistantes. » (Morpain). « Comment apprendre à ne plus fléchir ? Le remède est simple — raidissez davantage les doigts ! » (Matthay). « Frappe avec le bout du doigt » (Gat). « C’est en partant de la position allongée du doigt et non en partant d’une courbure exagérée que l’on apprend le mieux à renforcer la dernière articulation » (Ortmann).

L’arc-boutant. La position qui assure le mieux la résistance et la fixation des doigts consiste à maintenir « toutes les articulations légèrement repliées de façon à former comme une voûte » (Steinhausen). La technologie moderne pense que « c’est une erreur de vouloir prescrire au doigt une forme particulière. La position plus allongée ou plus repliée — l’angle de courbure — dépend en partie de la tonalité d’un morceau, en partie de l’effet sonore recherché » (Gat).

« Il ne faut jamais oublier qu’on ne joue pas avec le bout du doigt, mais avec la phalange, de sorte que celle-ci repose presque à plat sur la touche » (Liszt).

De même ne peut-on voir un indice dans la prédilection de Chopin pour les tonalités ré-bémol majeur, fa-dièse et toutes celles où les doigts s’allongent davantage. Il enseignait les gammes en commençant non par ut majeur mais par mi majeur. « J’adopte comme base fondamentale du jeu pianistique la tenue naturelle que prend la main de l’homme en marche. Les doigts conservent une légère courbure » (Leimer).

L’articulation. Unanimement, les modernes se prononcent contre l’articulation. « Enseigner à lever le doigt de manière à pouvoir « frapper » mieux, fut l’une des chimères du passé » (Matthay). « La force du son n’est nullement une résultante de l’amplitude du mouvement mais bien de la vitesse de ce mouvement » (Bosquet). L’articulation est non seulement inutile, elle ralentit l’exécution des passages rapides et — ce qui est pis encore — contrarie la détente.

« On ne doit pas jouer en frappant, mais en enfonçant; non pas au-dessus du clavier, mais dans le clavier. Le niveau du clavier devient ainsi point de départ et non point d’arrivée » (Morpain). » Durant l’exécution d’un grand virtuose, les doigts semblent presque immobiles » (Casella).

La main ramassée. Il s’agit de « concentrer le poids le plus près possible du centre de gravité » (Agosti).

« Tout déploiement de la main affaiblit la force du toucher et la main n’atteint le maximum de force que quand elle se concentre sur l’espace le plus étroit » (Schubert).

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Le bras au secours des doigts :

Deppe et les modernes renoncent à vouloir « égaliser » les doigts, à rendre leurs muscles également forts et leurs actions également rapides. « Jamais il n’y a eu de main dans laquelle on ait réussi, et de loin, à obtenir une véritable égalisation » (Steinhausen). Les technologues cherchent à obtenir cette égalisation par d’autres moyens : le transfert de poids, le contre-poids, et la « ligne de l’avant-bras ».

le transfert du poids :

« Le transfert du poids consiste à faire porter un poids donné, d’abord sur un point d’appui, par exemple le bout du doigt pour le faire porter ensuite sur un autre » (Ortmann). Il est impossible, en exécutant une série de notes par transfert du poids, de ne pas les jouer égales pourvu que le transfert soit parfait. Matthay lui reproche cette égalité rigoureuse qu’il compare au travail fait à la machine. Il uniformise les sons jusqu’à la monotonie. L’évolution postérieure a répondu à cette critique : on est pas obligé de transférer tout le poids du bras entier, on dose le poids du bras par les muscles de l’épaule, de la « charge zéro » à la charge complète.

Le jeu perlé. C’est le jeu requis dans les passages ultra-rapides, comme par exemple les fioritures des nocturnes de Chopin ou les courtes cadences non mesurées et imprimées en petites notes chez Liszt. C’est le transfert du poids minimum, ce que Tetzel avait appelé la charge minimale du bras. « L’action sous le poids minimum a, comme suite mécanique, non seulement un son nécessairement faible, mais aussi la séparation des sons par des pauses » (Tetzel).

Puisque les touches ne s’abaissent que très peu, les étouffoirs ne se soulèvent pas très haut non plus et ils retombent par conséquent plus tôt.

Legato naturel et legato artificiel. Dans le legato artificiel, « on ne transfère pas le poids du bras d’une touche à l’autre, mais le bras est alternativement levé et baissé, tandis que le doigt reste en contact avec la touche » (Ortmann). Le legato naturel, par contre, observe la règle du transfert du poids au pied de la lettre. Le legato artificiel est plus commode mais il est difficile de vouloir retrouver exactement le même degré de pression après avoir relâché le poids un instant. La note à enchaîner est trop forte ou trop faible par rapport à la précédente, ce qui hache la ligne mélodique. Le legato naturel met le pianiste à l’abri de ce risque.

b) Le contre-poids.

« Le dos de la main est incliné du côté du cinquième doigt. Les jointures du quatrième et cinquième doigt se trouvent plus bas que celle du deuxième et troisième. Ceci est défavorable au jeu, car justement les doigts extérieurs faibles se trouvent dans de mauvaises conditions de mouvement et de force et frappent la touche obliquement » (Johnen).

Afin de compenser ce désavantage, Marie Jaël rappelle « la pose de main, sans cesse recommandée par Liszt à ses élèves, et qui consiste à tenir la main bien plus élevée du côté du cinquième doigt que du côté de l’intérieur ». « Le bord extérieur de la main doit se trouver plus haut, de sorte que la paume de la main est légèrement inclinée vers le pouce » (Soechting).

Les technologues de la génération suivante reprochaient de vouloir prescrire une fois pour toutes une tenue définitive de la main : « Nous devons refuser toute règle de tenue précise de la main…l’action des doigts décide de la position la plus indiquée de la main » (Gat).

Ils la refusent comme position permanente, mais ils la réclament comme tenue passagère quand le passage l’exige par son doigté. La position inverse, c’est-à-dire l’élévation du côté intérieur des mains au moment de jouer avec les premier et deuxième doigts, résulte de l’application du même principe de contre-poids. En définitive, contre-balancer, c’est animer l’avant-bras d’un mouvement de rotation lente et imperceptible de manière à surélever l’articulation du doigt en action par rapport à celles des autres doigts.

c) L’axe de l’avant-bras.

« On doit imaginer cet axe suivant l’avant-bras jusqu’au medius » (Soechting). Si le troisième doigt joue, la main demeure dans sa position normale; si l’on passe au quatrième, la main tournera (horizontalement) vers la gauche; pour renforcer le cinquième, elle le fera davantage, de sorte que le doigt employé se trouve toujours dans la prolongation de l’axe de l’avant-bras.

En tenant le doigt qui joue dans la ligne de l’avant-bras, l’axe de l’avant-bras coïncide avec l’axe théorique de la pression : le transfert de l’énergie est alors optimal. Dans des passages très rapides où la main n’a pas le temps de changer sa position pour chaque note et chaque doigt, elle prend la position médiane entre celles qui seraient idéales pour chaque note du passage considérée séparément.

Pour mieux illustrer la combinaison « contre-poids — axe de l’avant-bras », il suffit de jouer do ré mi fa sol fa mi ré do et veiller à ce que le doigt en action remplisse ces deux conditions : que sa jointure se trouve plus haut que les quatre autres, et qu’il se trouve dans la prolongation de l’avant-bras.

Les changements de position. Breithaupt s’oppose à la manière classique de faire glisser le pouce aussi loin que possible sous la main creuse, en tenant l’avant-bras immobile : « Exercer le pouce dans cette position malheureuse entre toutes, c’est tout à fait sot ». Car ce n’est pas le pouce qui entraîne le bras, bien au contraire,

« c’est uniquement en balançant, roulant, étirant et glissant le bras que l’on déplace la main » (Breithaupt). Imaginons l’exécution au ralenti de la gamme en ut majeur, ascendante : sur le do, le bras est encore dans sa position normale; au moment de jouer le ré, le coude se soulève déjà un peu vers l’extérieur; sur le mi, il tourne davantage encore de manière à conduire le pouce sur le fa.

C’est donc le bras qui fait tout le mouvement, le pouce ne se déplace que très peu de sa position normale. Au fur et à mesure que la vitesse s’accentue et les intervalles augmentent (dans les arpèges), Breithaupt conseille d’abandonner toute tentative de bouger le pouce. Il reste dans sa position normale, et la main ricoche sur le clavier comme une pierre sur la surface d’une eau tranquille.

L’évolution de la technique pianistique

La mise en relief :

« Il n’y a que l’étude de la sonorité qui donne au piano son intérêt » (Saint-Saëns). Par rapport aux professeurs qui parlent de sons nobles, veloutés, larges, fins…, les savants modernes sont moins poétiques. « L’exécutant voit dans le son des qualités qui, physiquement, ne peuvent exister » (Ortmann). Déjà en 1886, Christiani avait rappelé que le pianiste ne peut plus modifier la sonorité une fois que le marteau est retombé et que toute tentative pour colorer le son en massant ou caressant la touche reste inutile.

« Les moyens dont dispose l’expression se limitent aux accents, au tempo et aux différences d’intensité dans l’attaque » (Christiani). « C’est toujours la même masse qui est lancée contre la corde, par conséquent, seule reste la vitesse dont les variations peuvent modifier la force de l’attaque » (Steinhausen).

« L’explication des couleurs subjectives doit être recherchée dans la relation dynamique des sons entre eux » (Gat). Ce rapport dynamique peut s’établir entre des sons successifs ou simultanés, « ce modelé savants des accords, dont chaque note se nuance différemment » (Leimer), est un problème éminemment technique. « Le poids est rejeté du côté de la partie principale » (Selva), ce qui dit moins qu’il ne semble dire.

Voici une indication plus satisfaisante : « Dans une suite d’accords, le thème se trouve généralement à la voix supérieure. Pour le faire ressortir, il faut baisser le doigt qui joue le thème plus que les autres…en le posant tout étiré sur la touche » (Leschetitzki). « Le doigt qui est plus bas que les autres frappe la touche avec plus de force » (Gat). En théorie la note arrive plus tôt mais « le décalage, minime, passe inaperçu » (Gat).

L’évolution de la technique pianistique

Considération finale : 

« Une fois toutes ces choses apprises, il faut les oublier…La technique elle-même doit devenir subconsciente » (Matthay). Les membres finissent par obéir inconsciemment si la représentation intérieure est assez forte. » La vitesse et l’intensité de ce travail mental peuvent augmenter à tel point que les détails de cette action échappent à la conscience de l’exécutant. C’est pour ainsi dire, automatiquement que la perception de la partition se transforme en action mécanique » (Gieseking).

Extrait de « Techniques pianistiques – L’évolution de la technique pianistique au éditions Leduc.  Gerd Kaemper